Technique : la polarisation et ses déclinaisons, par Nicolas Levi
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« Etre polarisé » signifie représenter un jeu très fort ou, a contrario, un bluff. Pas d’entre-deux ! Si ce concept est utile pour réussir à lire le jeu adverse, il peut aussi être inversé pour simuler l’un de ces deux extrêmes, et ainsi faire passer la gagne… ou se faire payer par moins bien. La théorie par l’exemple servie par notre expert !
Au poker, peu de concepts sont aussi importants pour la lecture des mains que celui de la polarisation. Polarisation ? Un terme savant, emprunté à la physique quantique pour définir l’état de certaines particules, mais qui, dans la discipline qui nous intéresse ici, veut tout simplement dire : « tout ou rien. » Ainsi, quand on dit d’un joueur qu’au vu de ses actions, il a une main polarisée, on entend par là qu’il a soit un très gros jeu, soit « air » – c’est-à-dire en bluff. Fréquentes sont ainsi les situations où joueur compétent ne misera que dans deux cas très précis :
- en value avec un jeu très fort, max ou proche des nuts ;
- en bluff.
Ainsi, lorsque l’éventail de mains possibles de notre adversaire ne contient pas de mains « moyennes » mais uniquement des jeux extrêmes, aux antipodes l’un de l’autre – les nuts ou air –, on dit qu’il est polarisé.
Ce concept quelque peu « tricky » est difficile à manier et, s’il est impossible à un parfait amateur d’exploiter correctement la polarisation, il peut même, parfois causer la perte d’un bon joueur ! Comment s’en prémunir ? Comment éviter d’être soi-même « polarisé » au risque de faciliter le jeu de nos adversaires ? Enfin, dans quels cas pouvons-nous inverser les rôles et utiliser la polarisation à notre avantage, afin d’exploiter les bons joueurs susceptibles de nous payer par des jeux très faibles ? C’est l’objectif (ambitieux !) de cet article.
Mais commençons par le commencement et définissons clairement le concept de polarisation à l’aide d’un exemple simple.
Illustration par l’exemple : le check raise à la river
Vous êtes à une table de 9 joueurs, aux blindes 5$/10$. Vous relancez au bouton et la grosse blinde vous paye.
Il y a 60 $ au pot.
Le flop tombe : Kc 9h 4h
Votre adversaire checke, puis paye votre mise à hauteur des deux tiers du pot, soit 40 $.
Il y a maintenant 140 $ au pot.
Le turn est le 6d.
Encore une fois votre adversaire checke, vous poursuivez votre agression et encore une fois il suit votre vous mise d’un montant des deux tiers du pot, soit 100 $.
Il y a maintenant 340 $ au pot
La rivière est le 3h.
Cette fois, vilain checke encore, mais lorsque vous misez, il vous check-raise !
Sans lecture particulière sur cet adversaire, que faites-vous avec K9 ? Prenez le temps de la réflexion et prenez une décision avant de lire la suite…
La réponse est claire, il faut passer. Dans cet exemple relativement simple, et sans historique particulier, l’adversaire ne peut avoir qu’une couleur – ou à la rigueur un bluff. Or, il ne bluffe quasiment jamais… Même si vous avez la bonne réponse, lisez la suite, le raisonnement détaillé comporte des outils qui serviront dans des cas plus complexes.
Avant d’analyser si notre adversaire bluffe ou pas, parlons de la polarisation, puisque c’est le sujet ! Un adversaire est polarisé si ces actions nous permettent d’éliminer une main moyenne de son éventail de mains :
Notre adversaire peut-il avoir une main moyenne ici ?
Si notre adversaire a une main moyenne, il sait qu’il bat un bluff, mais perd contre un gros jeu. Par exemple, KQ, KJ, KT ou encore QQ, JJ, TT, A9, etc… Mais avec une main de ce type, il n’aurait aucune raison de vous relancer : en effet, les chances de se faire payer par moins bien sont infimes et de plus, il sera souvent battu. Il peut payer s’il vous pense en bluff, voire s’il croit que vous misez une plus petite Dame, ou il peut passer.
A priori donc, notre adversaire ne peut pas avoir une main moyenne : il est par conséquent polarisé. Tant mieux, ce sera beaucoup plus facile de le lire par la suite ! (Nous verrons plus loin comment notre adversaire peut se retrouver ici avec une main moyenne s’il joue très bien et sait vous lire, mais nous ne nous en inquièterons pas ici sans historique.)
Maintenant que nous savons notre adversaire polarisé, et que nous avons une main qui ne bat qu’un bluff, il ne reste plus qu’à décider laquelle des deux options est la plus probable, afin de pouvoir décider s’il faut payer ou pas.
A-t-il un monstre?
La couleur est finalement rentrée et nous avons misé trois fois, y compris sur cette rivière qui complète la flush. Et c’est précisément là que notre adversaire joueur nous relance… Un brelan aurait sûrement relancé plus tôt et pas check raisé à la rivière, surtout lorsque celle-ci n’est pas inoffensive. C’est donc très (très ?) peu probable. En revanche, ses actions sont cohérentes avec une couleur. Il paye deux fois une mise, et même si son call au turn est douteux, cela reste une ligne tout à fait standard et cohérente pour un joueur « type. »
Est-il en bluff ?
Pour analyser les chances de se faire bluffer, il faut analyser deux choses. Or, la plupart des joueurs, même assez bons, ne se posent qu’une seule question. Mais si vous ne devez retenir qu’une chose de cette article, retenez ceci : il faut analyser les chances qu’un adversaire décide de bluffer s’il n’a rien ou s’il a manqué, mais également les chances qu’il ait payé un, deux ou barrels pour arriver jusqu’à la rivière avec rien.
Les chances qu’il ait décidé de bluffer sont peu élevées : vous avez misé trois fois et représenté une grosse main. Il peut bien sûr vous mettre sur par grand-chose ou même sur un bluff, et décider de contre-bluffer en représentant la couleur. Mais sachez que très peu d’adversaire décideront de check-raiser la rivière en bluff, surtout sans historique particulier et donc sans raison de douter de votre bonne foi.
Ceci étant dit, il y a plus grave encore car les chances qu’il soit arrivé à la rivière avec rien sont quasi nulles ! En effet, notre adversaire a suivi deux mises hors de position, il doit bien avoir quelque chose… S’il était sur un tirage, il n’y a que la couleur qui est rentrée. S’il s’agit d’une paire, il a une main moyenne, et ce n’est pas possible car il est polarisé sur cette relance.
La conclusion est limpide : dans cet exemple, notre adversaire a presque toujours une couleur, et ce même si son call au turn est douteux – mais peut-être combinait-t-il un tirage avec une paire. Dans tous les cas, nous devons passer nos deux paires sans regrets.
Se faire raiser à la river après avoir checké un scary board en position : go !
La polarisation a rendu la décision très limpide. Le coup était peut-être un peu simple, et beaucoup de joueurs réguliers savent de façon empirique qu’il faut passer ici, mais c’est la façon de raisonner qui permet de trouver la meilleure option dans de cas plus complexes. Considérez par exemple le coup suivant : sur une table de NL200 (blindes 1$/2$), Donk28 ouvre à 5 $ au cut-off avec Ad 4d, et seul Fish2Ouf, au bouton, paye. La profondeur des tapis est de 100 $.
Le pot est de 13 $.
Le flop tombe : Ah Jh Ts
Donk28 effectue un continuation bet à 8 $ et fish2Ouf suit à nouveau.
Il y a maintenant 29 $ au pot.
Le 2c au turn donne lieu à un check général.
Il y a toujours 29 $ au pot.
La rivière est le 3d.
Donk28 décide de miser 17 $, estimant probablement que son As est en tête, ou peut-être pour « prendre l’info. » Mais Fish2Ouf relance à 40 $. Même si vous n’auriez pas joué comme Donk28, que feriez-vous à sa place sur cette relance ? Que faites-vous de différent dans ce coup avec Ak4k ?
Je pense qu’il faut payer ici. Par ailleurs, checker le turn apparaît comme standard, mais pas forcément recommandé. Enfin, miser la rivière pour folder sur une relance est absolument atroce !
Le coup paraît compliqué, mais en fait l’analyse est simple. Encore une fois, la relance à la rivière polarise fortement le joueur : il a en général soit une main très forte, soit une main très faible. Il faudrait être dans un « métagame » avancé pour qu’un adversaire relance une main comme AQ par exemple sur cette rivière. Même des mains comme AK ou QJ, qui pourraient effectuer un contrôle du pot au turn, ne vont pas souvent relancer cette rivière ; elles sont donc relativement improbables.
Alors, est-ce un bluff ou Fish2Ouf a-t-il réellement un monstre ? Pour le savoir, remémorons-nous le déroulement du coup. Au turn, Fish2Ouf check en deuxième, laissant une carte gratuite et ne faisant pas grossir le pot : autant dire que c’est extrêmement rare de le faire avec un monstre ! Reste la possibilité que la rivière lui donne un très gros jeu, comme 33 ou 45, mais ces deux mains sont hautement improbables au flop. Ce qui nous laisse à la rigueur une seule possibilité : A3 qui, sur ce flop, n’est pas tout à fait « un monstre ». Nous avons donc écarté de façon assez certaine la possibilité d’un très gros jeu.
Maintenant, voyons s’il est possible que notre adversaire bluffe. Pour cela, regardons d’abord s’il est possible qu’il ait à la rivière un jeu très faible. Un tirage raté est effectivement probable et tout à fait cohérent. Il en existe du reste beaucoup sur ce flop : QJ, T9, Q9, et tous les tirages flush à cœur ; sans compter les combos comme QsTs, KQ, KJ (une paire, une gutshot, parfois un backdoor flush) etc.
La probabilité que Fish2Ouf soit arrivé à la rivière avec air ou une paire moyenne est donc énorme. Et à moins que ce type de joueur ne tente jamais aucun bluff, il faut payer ici avec A4.
La polarisation et son opposée : la dépolarisation
Les deux exemples précédents montrent à quel point la « polarisation » permet de faciliter le travail de lecture et d’analyse. Lorsqu’un professionnel joue un coup contre un bon joueur, il tente d’éviter de se polariser lorsque cela est possible. On appelle cela « balancer sa range. » Le principe est simple : essayer de faire la même chose parfois avec des tirages, des mains moyennes, et des bluffs complets. Le tout, bien sûr, à des fréquences différentes ; sinon, autant lancer un dé pour choisir son action !
Pour parvenir à ainsi balancer sa range, les techniques sont multiples et très variées. Nous n’allons pas tout aborder ici, mais il existe un concept assez universel : miser plus souvent, et moins cher. En effet, comme vos mises ne signifient plus un gros jeu, vous donnez moins de cotes implicites à vos adversaires, et la protection de la main devient moins importante. Le contrôle du pot devient également plus difficile contre des adversaires coriaces. Le style optimal est un style plus risqué mais il engendre de la variance. Mal exécuté, il peut engranger de grosses pertes… Fragiles s’abstenir !
Ainsi, dans notre deuxième exemple, nous devrions miser entre 50 et 70% du pot au turn plutôt que checker. En effet, nous serons trop souvent devant pour laisser une carte gratuite sur ce board à multiples tirages. Tant pis pour le contrôle du pot avec une main moyenne, il faut presser notre avantage et protéger notre main, si moyenne soit-elle. D’ailleurs, de manière générale, une agression fréquente au turn causera beaucoup de soucis à vos adversaires. Notre adversaire a la cote pour payer s’il pense pouvoir extraire quelque chose à la rivière quand il touche, mais ce n’est pas vraiment le cas : nous le forçons donc à faire une erreur. Plus mon adversaire est faible et a tendance à pédaler ses tirages, plus je mise cher. Notez qu’à ce moment il peut aussi avoir un meilleure As et que nous sommes peut-être en train de miser en étant derrière, mais cela n’a aucune importance : si nous checkons le turn, nous allons souvent payer une mise de toute façon. Autant choisir le montant de cette mise et ne pas donner de carte gratuite.
Toujours dans ce même exemple, mettons-nous maintenant à la place de notre adversaire. Le blocking bet représente toujours un petit jeu fait et nous pouvons décider de bluffer. Nous pouvons aussi et surtout relancer un bon As pour nous faire payer par un moins bon kicker : nous ne sommes donc pas polarisés. Sauf, évidemment, que nous n’aurions pas checké le turn avec un As : à mort le contrôle du pot, place au poker moderne !
Polariser sa main pour être payé
Même s’ils n’utilisent pas forcement le terme « polarisation » – qui est plutôt une nomenclature typique du jeu sur Internet – sachez que les bons joueurs intègrent ce concept dans leur raisonnement, où il occupe même une place importante, sous la forme des questions suivantes : « Mon adversaire peut-il avoir une main moyenne ici ? Et sinon, un bluff est-il probable ? »
Au risque de faire tomber le mythe du regard perçant et de la lecture extra-sensorielle, l’immense majorité des call avec hauteur ou quatrième paire – le tout dans des pots énormes – ne sont pas basés sur un clignement d’yeux anormal de votre adversaire, ou une veine qui battrait trop fort sur son cou ! Le plus souvent, ce sera juste que le bluffeur a mal monté son histoire, et tenté de représenter un jeu max joué bizarrement… pour finalement se retrouver puni.
A ce stade de notre étude, vous devinez peut-être la suite ? Nous pouvons faire semblant d’être polarisé avec de bons jeux faits – max, bien sûr, mais aussi des jeux moyens que nous pensons être gagnants – afin de susciter et d’induire un hero call avec la 3e ou 4e paire du board. Attention toutefois, car se polariser est risqué. Il faut être sûr de sa lecture, sentir que le joueur peut payer « thin », voire light, et risquer beaucoup de jetons. L’exploit est déjà beau en cash game, mais réussir à placer ce genre de coup dans un gros tournoi, où la possibilité de se recaver est inexistante, est encore plus « bluffant ». Cherchez alors le regard de votre adversaire lorsqu’il s’aperçoit que non seulement vous ne bluffez pas, mais qu’en plus vous n’avez qu’une main moyenne juste au-dessus de la sienne, que vous avez réussi à rentabiliser au mieux… C’est l’un des plus grands plaisirs du poker !
L’artiste du jour est mon collègue du team Winamax, Davidi Kitai. Le coup, vraiment formidable, a eu lieu cette année à la toute fin du Jour1 de l’EPT Monte Carlo, tandis que Davidi est en train de prendre les commandes de sa table…
Les blindes sont de 150/300, et les tapis oscillent autour de 100 BB.
Un joueur russe calle la grosse blinde et Davidi relance à 850 en position, un cran avant le bouton, avec AT offsuit. Le Russe est le seul payeur.
Il y a 2150 jetons au pot.
Le flop tombe : Qs 9h 5d
Le Russe checke, et Davidi effectue un continuation bet à 950. Notez bien la petite taille de sa mise : en effet, plus on mise souvent, moins on a besoin de miser cher – en tournoi, une enchère à hauteur de 40% du pot est souvent suffisants. Le Russe suit.
Il y a maintenant 4050 jetons au pot.
Le turn est l’Ac
Après un check de son adversaire, Davidi décide de checker aussi. Il est a priori devant et si miser encore est également une option, notre Belge sait toutefois qu’il va rarement extraire deux barrels dans cette configuration. C’est pourquoi il préfère checker ici : histoire de laisser un peu de mou sur la corde !
Il y a toujours 4050 jetons dans le pot.
La rivière est la Qd.
Aïe ! Va-t-on regretter d’avoir checké le turn ? Cette carte est relativement déplaisante, d’autant que le Russe s’anime sur cette rivière et mise 1000.
Heureusement, Davidi connaît bien son adversaire : celui-ci ne fait en fait qu’une mise de blocage. Il annonce presque qu’il n’a pas la Dame ! En effet, en misant petit, le Russe espère éviter une décision difficile avec une main moyenne. Certes, il y a beaucoup de bonnes raisons de miser au poker, mais éviter une situation délicate n’en est pas une… surtout contre un bon joueur comme Davidi ! Celui-ci peut donc payer tranquille… mais il peut – et il va – faire mieux : il relance à 5500 !
Car Davidi est convaincu d’être devant. En effet, quelle main moyenne limpe avant le flop ? Il ne peut pas craindre des mains comme AJ, AQ ou AK ici ; son adversaire aura donc le plus souvent une paire moyenne ou un petit As assorti. Pour savoir si nous pouvons effectuer une relance, il faut donc se demander si on peut être payé par moins bien, afin de ne pas prendre le risque de s’être trompé quelque part. Peut-on être payé par moins bien lorsque l’on relance AT à la rivière sur Q95-A-Q ?
Oui, surtout lorsque, comme Davidi, l’on a été actif à la table ! Le Russe paye et jette sa main lorsqu’il voit AT…
Merci la polarisation : en relançant cher à la rivière sur une doublette de la Dame, Davidi semble se polariser complètement. Eh oui, pour son adversaire, il a la Dame ou rien. Davidi aurait très bien pu jouer une Dame comme cela, surtout avec un As au turn, mais l’agression constante du Belge aura eu raison de son adversaire. Celui-ci ne veut pas se faire marcher dessus et sait que sa paire bat un bluff.
Raté, non seulement il est derrière, mais Davidi n’a même pas la Dame… En revanche, il a une très bonne lecture du jeu adverse et de sa propre image.
Quelques conseils pour bien exploiter le concept
Le poker est un jeu d’erreur, d’analyse et de lecture. La polarisation est au cœur de ces notions, et sera l’une de vos meilleures armes pour deviner le jeu adverse. Demandez-vous toujours si votre opposant est polarisé et si oui, quelles mains il peut avoir pour être ainsi contraint de bluffer. Au fur et à mesure que vous progressez dans le poker, sortez des sentiers battus par les joueurs frileux, misez plus souvent les turns et jouez vos mains moyennes comme des gros jeux lorsque cela semble possible. Vous ferez peut-être plus d’erreurs au début, mais vos adversaires aussi. En revanche, vous serez difficile à lire et représenterez un danger permanent pour tous vos adversaires à la table. Mais entraînez-vous d’abord à de plus petites limites que celles qui vous sont familières, car la variance engendrée sera plus grande et vous serez plus souvent confronté à de décisions difficiles.