ALL IN PAR ALBERT SEBAG : En finir avec les Maths !
Albert Sebag n'a pas sa langue dans sa poche quand il s'agit de parler Poker. Ici il nous délivre son opinion concernant le mariage (raté) des Maths et du Poker
Plume émérite du journalisme français, Albert Sebag est aussi une encyclopédie du poker. Depuis ses débuts à l’aube des années 1980, il a vu défiler joueurs, variantes, crises et embellies tout en assistant à la naissance du Hold’em ou du poker online. Revenons sur cette carte blanche donnée à notre prestigieux collaborateur et publiée dans notre magazine cet hiver.
EN FINIR AVEC LES MATHS
Par Albert Sebag
Juste une mise au point : ne vous inquiétez pas, je ne vais rien chanter… Simplement éclaircir mon propos en quelques mots. Dans cette chronique, je n’ai l’intention de ne donner nulle leçon à quiconque. Je ne suis ni professeur ni coach. Or, si j’en juge aux réactions à ma première chronique « All-in », le mois dernier, je suis effaré par la chape de plomb qui est en train d’écraser le monde du poker. Je n’attaquerai jamais personne ad hominem et ceux qui ont cru se reconnaître dans mon texte ne s’en prendront qu’à eux-mêmes. Je ne peux être comptable de leur paranoïa et, comme je le dis souvent, certains feraient mieux d’économiser leur buy-in pour le consacrer à quelques bonnes séances de psychothérapie. Ils y gagneraient, car dans les deux cas, ils finissent allongés… En fait, ce qui me terrifie – et ce sera constamment mon obsession dans ces colonnes -, c’est de constater à quel point cet univers du texas hold’em est rempli de petits marquis qui pensent détenir LA VERITE SUPREME et, à ce jeu-là, les matheux sont champions du monde.
"La loi des grands nombres est indispensable"
On pourrait ainsi commencer par leur rappeler que toutes les vérités mathématiques restent basées sur des conventions. Et, à l’échelle de l’univers, tout demeure relatif même les vérités les plus évidentes. Et, au même titre que je dénonçais récemment l’emprise grandissante de l’argent au détriment du jeu, il suffit de parcourir le web ou les revues spécialisées pour constater à quel point certains considèrent que le poker ne saurait se pratiquer sans avoir préalablement appris ou revisité des théorèmes dignes d’Euclide ou de Pythagore. Mais avant de me faire trucider par mes futurs contempteurs armés d’équerre et de compas, je préfère dissiper tout malentendu. Je suis convaincu - cela va de soi - comme eux que la loi des grands nombres est indispensable pour comprendre le jeu en général et le poker en particulier. Comme je suis certain qu’il est inutile de s’inscrire à un tournoi si l’on ne connaît pas les probabilités de base. Je pense également qu’il est très utile de maîtriser les principaux tableaux de range pré et post-flop, savoir quelles mains on doit fold ou shove en TF ou avec 20 BB comme il est indéniable qu’on ne peut s’asseoir à une table sans comprendre les notions de fold-equity ou d’ICM. Nier cela, c’est un peu comme si un joueur d’échecs avait la prétention de battre un non-débutant sans avoir appris au minimum les ouvertures. Bref, le poker n’échappe pas à des règles rationnelles et avérées où les maths tiennent une place privilégiée.
"A force de croire dur comme fer que la victoire passe immanquablement par les algorithmes, ils vont droit dans le mur"
Mais voilà, mes frères – on me pardonnera cette familiarité –, si les matheux n’avaient pas, depuis la nuit des temps, cette fâcheuse propension à penser que leur efficience surpasse toutes les autres qualités humaines, ferrailler avec eux n’aurait aucune espèce d’intérêt. Je leur dis donc ici avec affection et sans aucune condescendance qu’ils ont raison de continuer à façonner leur bosse des maths mais qu’à force de croire dur comme fer que la victoire passe immanquablement par les algorithmes, ils vont droit dans le mur comme une Ferrari à 300 km/h. Joueurs, mes frères, ne vous laissez pas embarquer par ce baratin. Sauf à vouloir devenir professionnel, ne vous laissez pas embobiner par ce scientisme totalitaire et réducteur qui, au final, n’est rien d’autre qu’un nouveau business. Oui, les maths restent fondamentales au poker pour se hisser au meilleur niveau. Mais ils ne sont qu’une petite partie – je n’ai pas écrit infime – de ce qui fait un champion. La psychologie, l’esprit d’observation, la faculté d’adaptation, la maîtrise de l’acting sont des notions tout aussi importantes. Hélas, je constate que là où les matheux excellent dans l’analyse d’un coup, là où leur aptitude réflexive basée sur des notions chiffrées emporte la décision, leur faiblesse est stupéfiante sur d’autres arcanes beaucoup moins rationnelles.
"Le grand joueur de poker, tient en même temps de Stephen Hawking et de Robert de Niro"
Davidi Kitai n’a vraiment pas usurpé son surnom de « Genius » mais il serait imbécile de croire que sa puissance de frappe, ses hero-calls de légende ou ses impressionnants hero-folds sont le lot d’un joueur qui, depuis sa plus tendre enfance, passe son temps sur un boulier chinois ou a constamment le nez sur des solvers hyper-sophistiqués. Le grand joueur de poker, tient en même temps de Stephen Hawking et de Robert de Niro. Celui qui construit sa stratégie sur sa passion monomaniaque pour les maths est condamné tôt ou tard à la ruine. Il pourra donner le change quelque temps on-line. S’il a le malheur de vouloir venir dicter sa loi d’airain en live, il finira à la rue. Construire son jeu sur des calculs savants est une force incontestable. Mais ne pas comprendre que le poker est un jeu où on ne peut gagner sans une part de folie témoigne d’une fermeture d’esprit quasi-pathologique.
Au poker, LA VERITE SUPREME n’existe pas
Elle n’a jamais existé. Vous pourrez mettre à une table
finale les sept meilleurs joueurs de la planète. Invitez un facétieux
aux allures de fish et, si cela vous fait plaisir, obligez-le même à
porter un nez de clown. Les sept auront beau avoir un cerveau aussi
puissant qu’un bot, le clown les rasera tour à tour peut-être sur des
bluffs ou des calls hors du commun. Nous savons tous que 2 + 2 = 4. Sauf
qu’au poker, à la river, le 4 peut se transformer en 5. Et c’est pour
cette raison que nous aimons et continuerons à aimer ce jeu.
ALBERT SEBAG, journaliste et
eÌcrivain depuis 1980 a deÌcouvert le
poker aÌ€ 8 ans en famille et a toucheÌ sa
premieÌ€re carte de Texas hold’em voilaÌ€
preÌciseÌment 30 ans dans une partie
priveÌe, avenue Foch. En 1988, ce poker
ne se pratiquait pas officiellement en
France. Mal lui en a pris, puisque de
1989 aÌ€ 2009, il n’a jamais franchi la
porte d’un cercle ou d’un casino pour y
rejouer. Pourquoi “all in !” ? Parce qu’il
n’a pas les jetons de dire sa veÌriteÌ...